“Paysage
Meta” est constitué de quatre tableaux, dont je n’insérerai ici qu’une
image. Il y a des tableaux qui nous font demander « pourquoi ?». Ainsi,
pourquoi, sur un même plan — l’unité du tableau —, avons-nous plusieurs
scènes côte à côté ou enchâssées ? Oui. Pourquoi ? Cela fait partie de
l’histoire de la peinture : raconter plusieurs histoires en même temps
sur le même plan. Ce n’est plus très fréquent, mais on a vu ça chez
Rauschenberg, Polke, Rosenquist, par exemple, et au Moyen-Âge. Au
Moyen-Âge, c’était bien étagé, comme chez Ic. Étagé ? Oui, regardez les 9
bandes horizontales couleur or pâle, ce sont des manières de séparer
les scènes, au moins verticalement (sept y contribuent davantage). À
première vue, des paysages. Tout cela semble bien bucolique. Certes, on
voit bien des chasseurs, dans la “bulle” du haut, mais la chasse ne
fait-elle pas partie des charmes de la campagne ? Mais voyez donc cette
vive lumière rouge
à l’arrière-plan du vol de corbeaux (?), située à peu près au milieu en
partie haute. De quoi s’agit-il ? Ça a tout l’air d’un champignon
atomique. C’est
tout de suite moins bucolique. Voici que nous doutons maintenant de
l’origine des lumières, sauf, bien sûr, pour les vertes, que nous avions
bien remarquées, dès le début de notre considération, et qui ont
alertées sur leur origine, ce qui ne veut pas dire que ces lumières
vertes sont “parlantes” et limpides pour nous. « Considérer », cela
signifie étymologiquement examiner attentivement tant par les yeux que par la pensée. Le poète Francis Ponge nous avait dit que ce même verbe signifiait regarder les étoiles. (Je le rappelle ici). Mais c’est même pas vrai, puisque si le verbe provient du latin considerare, que l’on serait tenté de rapprocher du participe passé « sidéré », ce même participe provient du latin siderari : subir l’influence funeste des astres, dérivé de sidus, sideris, étoile. Chez Clément Marot, « déjà sidéré » veut dire céleste. Bien
sûr, quand quelqu’un dit « je suis sidéré », cela ne veut plus dire que
l’on serait dans un état céleste, bien au contraire. Ainsi, on
distingue déjà deux temps dans l’image icienne : une sorte
de rapide survol ic.onique (sic), comme on le fait pour n’importe
quelle image, et qui comporte en elle-même son premier potentiel
affectuel, et puis alors une seconde (au moins) considération qui nous
fait remarquer que tout n’est pas si “anodin” que cela. Les bons
artistes racontent des histoires. Pour cela, il faut au moins deux approches au tableau, deux temps de considération,
dont le second est bien entendu plus latent, potentiel, et plus long
que le premier. Les artistes médiocres ne sont pas capables de produire
deux considérations : tout est donné-jeté dès le premier temps. Ainsi, si la bonne peinture raconte quelque
chose, la mauvaise ne raconte rien. À la limite, il ne s’agit que d’une
pure opération de séduction. Et puis ? Qu’en reste-t-il ? Aussi,
la plaisanterie est aisée : la considération d’une œuvre d’art repose
sur un moteur à deux-temps. Certes, ce moteur est propre aux mobylettes
et motocyclettes… mais aussi aux bateaux. Et, avec un bateau, on navigue,
ce qui est bien plus intéressant que de rester sur une route. Vous me
direz : il paraît que l’écriture est une seconde navigation d’après Jean
Chrysostome (Jean Bouche d’Or) ? Oui. Revenons au cabotage. Nous voyons
déjà qu’avec deux considérations, ou deux lectures, comme on dit communément, nous avons deux approches
différentes de l’image icienne. Y en aurait-il d’autres ? Comme me l’a
signifié un ami, et je le remercie, il n’y a pas de centre dans ce
tableau, ni point de fuite. Je l’avais noté, mais il ne m’avait pas
semblé nécessaire de l’indiquer… Mais si, bien sûr ! Et
comme je le notifie après suggestion, je dois rendre à César ce lui est
dû. Bien ! De fait, la dispersion des points de vue perd le
“regardeur”, qui se demande : « Mais où commence cette histoire ?». Et
c’est bien encore à cet indice que l’on reconnaît un bon artiste : il
jette le trouble, il nous perd, tant oculairement que mentalement. Là
encore, les mauvais artistes ne savent pas faire ça, et c’est pour cela
qu’ils le sont. Tentons de progresser dans l’image, en posant cette question
: Si le tableau raconte différentes histoires, pourquoi cette couleur
acajou domine tout l’ensemble ? C’est le moment de se demander si ces
paysages sont des incursions dans le motif acajou/vieil or (bandes
horizontales), ou bien si l’acajou n’est pas venu recouvrir les paysages
qui restent ? Cet acajou, tout de même, n’évoque-t-il pas quelque chose
de sale, de salissant ? Si. On peut le penser. L’homme, c’est bien
quand même aussi celui qui salit partout, qui répand la salissure partout, qui rend tout sale, qui va
nous faire crever la vie… Je n’irai pas jusqu’à dire que l’homme est un
parasite sur terre, car c’est vraiment insultant pour toutes celles et
ceux qui ont fait (et veulent faire) avancer le schmilblick (Pierre
Dac), mais il faut quand même bien reconnaître que si la Terre est de
plus en plus déglinguée, c’est quand même la faute aux êtres humains,
qui la salissent et l’étouffent en même temps qu’ils l’aiment, toute
classe confondue : personne ne passe ses vacances dans une décharge, ni
près d’une station d’épuration. Et donc, s’il s’agit bien de l’une des
significations possibles de cet acajou all-over troué (au double sens de
trou, et trouées de lumière), alors tout devient inquiétant, focal
(vous visitez un magnifique jardin, mais l’autoroute est tout près…,
heureusement). Je crois qu’il y a ça, dans cette peinture, la prise à la
gorge (pour ne pas dire autre chose) de notre vie paradoxale ; celle de
savoir que l’avion est en train de s’écraser mais d’avoir encore l’idée
saugrenue de se demander s’il reste des parachutes pour tout le monde
et si même, encore pire, on peut encore dépressuriser et ouvrir une porte. Une dernière
réflexion : Tout est éclairé, dans toutes les scènes. Soit
naturellement, ce dont on peut douter, soit artificiellement, ce qui est
plus probable. Ainsi, il s’agit encore d’un indice : Tout est
surveillé.
Quand je vous disais que les (bons) artistes racontent des histoires… Je n’ai absolument pas parlé de cette série avec Hervé Ic, et tout ce que je viens de postuler, de supputer, de spéculer, n’est donc que de mon fait, et, le lecteur en est témoin, il aura pu vérifier la capacité énactive de la fiction picturale, dont il ne faut jamais se priver. Cependant, depuis que j’ai écrit ces lignes (le 12 août, et nous sommes le 15), Ic m’a donné quelques indications, sans, d’ailleurs, que je lui demandasse : « Je cherchais à incruster les paysages dans la transparence et donc dans la lumière. Ainsi sont arrivés les paysages à contre jour. Il s’agit bien d’une balade dans le paysage post-industriel. Paysage fragmenté, morceau de souvenir et disparition du “naturel”. J’ai souvent pensé que le paysage “naturel” n’existe plus qu’à l’aurore et au crépuscule. La journée est occupée par l’homme, il reste deux fragment de jour pour la nature. Ce sont donc les moment que je préfère. » La référence au paysage industriel fait signe vers la remarque d’un tiers ami, le même que cité ci-avant, et qui se reconnaîtra. (Tout ce mystère sera résolu pour celui ou celle qui ira jeter un œil sur la page Facebook de Léon Mychkine). Donc, il s’agit pour Ic de “paysages à contre-jour”, de “paysage fragmenté”. Oui mais : on notera, comme souvent chez Ic, la tendance a vouloir parler de quelque chose de réel (i.e. paysage) tout en projetant (peinture-écran) quelque chose qui ne l’est pas : les couleurs ne sont pas mimétiques, si ce n’est le crépuscule en haut à droite… et encore. Ainsi, je me répète, l’acajou n’est pas mimétique du tout. Il n’existe pas de tels paysages. Dès lors, ils deviennent fictifs, plausiblement. Quelle différence si les couleurs paysagères étaient mimétiques ? Eh bien! nous pourrions opérer mentalement la jonction “ressemblance” — qui est fictive, de toutes façons —, avec la réalité. Mais il y a cependant une différence entre peindre un ciel bleu et peindre un ciel acajou. Laquelle ? Au moins celle-ci : Peindre un ciel bleu renvoie au connu (tandis que) peindre un ciel acajou renvoie à l’inconnu. Maintenant, ce ciel acajou — mais le lecteur a compris qu’il en va de même pour toutes les couleurs présentes —, est fictivement plausible ; là où le ciel du “Massacre de Sio” chez Delacroix, qui avait tant impressionné les Nabis, est simplement plausible : on peut voir un ciel “comme ça en vrai”. Comprenez-vous la différence ? Les couleurs iciennes, dans ce tableau, sont apocalyptiquement plausibles, si vous voulez, donc elles sont purement fictives. En pratiquant ainsi, le tableau nous faire un aller-retour (je vois la couleur, je compare mentalement avec ce qui existe, car je ne peux pas m’en empêcher, et je reviens au tableau, qui a le dernier mot). Mais le lecteur se demande peut-être si je ne suis pas en train de l’emmener en bateau (justement), puisqu’il pense peut-être que Gauguin peignait déjà et par exemple une terre rouge (“Vision après le sermon”) et un Christ à la peau verte (“Le Christ vert”). Eh bien ! non, ce n’est pas comparable. D’un côté, Gauguin aura décidé de mettre les couleurs qu’il souhaitait là où il le voulait, sans lien particulier avec la réalité, justement. À l’inverse, chez Ic, les couleurs, si elles peuvent paraître fantaisistes, non-mimétiques, renvoient cependant à ce qui existe ; le ciel et ses couleurs, et, surtout, qui pourraient exister : dans un ciel post-industriel, corrompu, “anthropocéné” (pour un temps qu’il vaut mieux qu’il soit le plus court), alors ces couleurs sont fictivement plausibles, pourquoi pas ? Tandis que Gauguin n’en avait rien à faire de savoir si sa terre rouge pouvait être fictivement plausible, puisqu’il avait décidé en son temps de ne pas tenir compte de la réalité. Voici donc une différence que l’on peut relever. Dit autrement : il y a un contexte chez Ic, il n’y en pas chez Gauguin. Capisci ?
Nous
partons toujours du principe que les artistes savent pourquoi ils font
telle chose à tel endroit, posent telle note à ce moment de la
partition, écrivent tel mot, et pas un autre, dans cette
phrase, tel mot ou syllabe dans ce vers, etc. De la même manière, on
doit supposer qu’un peintre “sait” pourquoi il produit tel effet ici et
tel autre là. Dans le détail ci-dessus, se distinguent ce que
j’appellerais cinq charges polychromes (j’écarte le rond azur, à
droite, qui est encore autre chose); cinq charges qui peuvent évoquer
rapidement des lampions, ou, plus compliqué, des superpositions
d’horizons lumineux en miniature (par exemple). Maintenant, voyez comme
les cinq charges sont reliées entre elles par des sortes d’éclairs
argentés… Qu’est-ce donc ? Je ne sais pas. Soit. Ic,
bien qu’il s’en défende, est un grand technicien de la peinture. Il
pourrait produire des tableaux seulement hyperréalistes ; mais ça ne
l’intéresserait pas, il n’y a pas de trouble ni de risque dans cette branche de l’anti-peinture. Maintenant, pour le plaisir, ci-dessous :
Oui.
Pour le plaisir. Parce que là, j’ai envie de dire que, même s’il s’agit
one again d’un paysage impossible/plausible, eh bien! c’est beau, et on
regarde. Juste. Comme ci-dessous :
Finissons
sur une vision d’un monde définitivement inversé depuis (disons
arbitrairement) “Impression, soleil levant”, 1872, avec aussi déjà ses
steamers fumants ceci dit. Impression lune pleine d’un ciel. Il suffit.
by Léon Mychkine