Ic est un de nos peintres français les plus doués. Il possède une maîtrise du geste assez étonnante. Partant, il aurait pu se contenter de cette capacité à bien produire, et devenir un honnête vendeur de tableaux. Mais cela n’a pas été son option. Comme il me répond au sujet de l’aspect non-séducteur, voire même répulsif de certains de ses tableaux, il inscrit ce dispositif dans cette maxime : « attention, votre plaisir ne peut pas être immédiat ». Ce présupposé ressortit à une foncière sincérité chez notre artiste, qui est celle de procéder comme il l’entend, et de ne pas céder aux injonctions du marché de l’art, qui aime les choses immédiatement digérables, ou bien lisses, ou bien scandaleuses et nulles. Comme il l’ajoute, ce que j’appelle sa sincérité lui a coûté cher. Je n’avais encore jamais rencontré un artiste qui se trouve ainsi, en quelque sorte, pris dans un chiasme ; celui de faire ce qu’il veut, tout en sachant que ce faire va lui en coûter. Il est probable que d’autres artistes ne tergiversent pas avec les appels du pied du marché, mais en tout cas c’est bien le premier à me le confier, et surtout à en avouer les conséquences. On dira : mais enfin ! Ic n’est pas le seul artiste qui entend créer comme il le veut ! Certes, et je viens de l’indiquer. Cependant, combien d’autres produisent du prêt-à-mâcher ? Et combien de critiques, d’experts, etc., veulent du ‘fast art’, cet art-chosifié que l’on consomme à peine vu ; “art”, justement, que Duchamp appelait rétinien ? L’expression « art rétinien » signifie bien la notion d’un art qui ne fait que plaire à l’œil, et qui n’offrira rien de plus. Disons que l’art rétinien, prédominant depuis la plus petite galerie au grand centre d’art, c’est de la musique d’ascenseur, mais sans étage.
Ajouté à cela l’impatience endémique du public, qui ne veut supporter bien souvent quelques minutes de réflexion, et nous avons quelque peu dessiné les contraintes géographiques et mentales dans lesquelles se trouve pris l’artiste. En ce sens, Ic me fait penser à Jeffrey Blondes, qui lui aussi, tandis qu’il est un excellent peintre, a décidé, à un moment dans sa vie, de tenter autre chose ; soit de reconfigurer toutes les balises de la difficulté pour parvenir à faire art, tout en faisant ce qu’il voulait à cette fin. Il y a quelque chose d’un peu semblable chez Ic. Sauf que Blondes n’entend pas produire des images qui pourraient contenir ce que j’appellerais des seuils différés — pour faire écho à ce différé dont il parle dans l’entretien —, et qui englobent à la fois le refus de la séduction immédiate & la répulsion. C’est une posture extrêmement difficile (et téméraire), à tenir. Mais, après tout, celle qui consiste à vouloir séduire à tout coup comporte elle aussi ses risques ; notamment celui de ne profiter que des effets de mode. Or, si bien sûr l’art peut connaître de tels effets, on imagine bien qu’un artiste ne peut pas se satisfaire d’un art personnel qui, de facto, serait, en quelque sorte, programmatiquement obsolète, puisque dépendant de la mode. On imagine encore moins un artiste mâtin et rusé, qui saurait flairer des tendances et appliquer quelques recettes afin d’en tirer profit ? Non, tout de même ! Une telle chose existe-t-elle ?
Il paraît que dans beaucoup d’écoles d’art, c’est ce que l’on apprend aux étudiants : comment vendre ? Comment être accepté sans heurt ? (D’une manière générale, j’ai toujours été étonné que l’on puisse aller à l’école pour devenir artiste, de la même manière qu’il m’a toujours étonné que l’on puisse prendre des cours de creative writing pour devenir écrivain…) Nous avons tous rencontré de ces artistes qui déroulent un discours étonnamment maîtrisé et implacable dans son apparente heuristique, et qui finit par recouvrir le travail d’une sauce virtuelle dont on se demande finalement si ce n’est pas cette dernière qui contribue à la saveur plutôt que les ingrédients eux-mêmes ? Et c’est là que l’on se rappelle l’adage de James Joyce : « Dieu a fait l’aliment, le diable les cuisiniers » (‘God made food, the devil the cooks’).
Mais il faut bien que le “culturel” produise des prestataires… Et c’est bien pour cette raison que l’offre culturelle est pléthorique et, qu’inévitablement, elle ne peut que nourrir, en son sein, des producteurs de culturel (c’est cybernétique, car l’industrie culturelle a besoin de producteurs de culturel… Il faut vendre et faire de l’animation). Et c’est certainement l’une des raisons qui font que les “écrivains” qui écrivent le plus mal, le plus lamentablement ; soient les plus lus (un certain MH en tête). Cependant, la Culture ne se produit pas. Mais c’est l’oxymore vivant dans lequel nous vivons depuis l’industrialisation de la Culture, soit d’être immergé constamment dans deux eaux en une, tandis que certains persistent à bien sentir le partage des eaux, et d’autres non. Mystère du bain lustral artistique… Cet oxymore, Ic l’illustre à sa façon (le faire). Il est tout à fait au clair avec ce qu’il fait, et toujours en train de naviguer sur la mer iconologique ; ce qui veut dire qu‘il part toujours à l’aventure. Et c’est pour cette raison qu’il confie dans l’entretien : « quand je commence un tableau, je connais mon sujet, mais je ne connais pas l’image. Je ne connais pas l’image de ce qu’il va représenter. » Partir en connaissant le sujet, mais sans savoir comment on va le traiter, de quelle manière, c’est un geste artistique par excellence. Tout à fait le contraire du prestataire, qui sait, avant même de commencer, ce qu’il va rendre. On pourrait peut-être arguer que les génies (catégorie à laquelle je crois), procèdent différemment. Mais là, on touche les limites de la compréhension. Comment Mozart composait-il de la musique ? Comment Joyce écrivait ? Comment Webern peut-il chercher durant deux années de sa vie pour finalement écrire moins de cinq minutes de musique merveilleuse (Bagatelles Opus 9) ? Avec ce type de questions, on soulève des problématiques liées à la performance qui dépassent les meilleurs athlètes. Mais l’époque des génies, il me semble, et pour le moment, est close ; nous ne sommes entourés que de mortels. Revenons sur terre.
La Partie 1 de cette série d’articles consacrée à l’art d’Hervé Ic s’ouvre sur ce que j’appelle l’“affaire Ic-Masmonteil”, et il est donc temps d’y revenir, en quelques mots. Il me semble que, et pour le moment, on peut la régler de cette manière : Ic est un peintre-théoricien de sa peinture, et de l’histoire de la peinture ; il sait pourquoi il peint des lignes de couleurs ; il sait pourquoi il a recours à la superposition ; il sait pourquoi il peint des portraits de dos ; il sait pourquoi il utilise le vert et le jaune ; il sait pourquoi il pratique un mode que j’ai appelé différé de la réception esthétique (que j’avais nommé en premier lieu « anti-séduction »). Il s’appuie notamment sur une théorie de l’écran, et sur d’autres, notamment cognitives, que nous pourrions aligner ici. À l’inverse, Masmonteil ne sait pas pourquoi il peint des lignes de couleurs (voir ces explications, dans l’entretien ici ; qui, au bout du compte, ne font guère sens) ; il ne sait pas pourquoi il pratique la superposition… Ic est capable de théoriser son geste, et Masmonteil n’en peut mais (il parle de « périodes »). Dit d’une autre manière, la peinture d’Ic est pleine, celle de Masmonteil ne l’est pas ; elle est trouée… Un artiste ne justifie pas son geste par une simple envie de, une sorte de fantaisie du moment, cela ne tient pas debout.
Ic, ainsi que je l’ai avancé (Partie 2), en vient à dissoudre l’espace euclidien, en tant que cadre des repères de
l’iconologie. Mais on pourrait dire que ce que je suppose est erroné,
puisque les oiseaux sont bien posés dans l’horizontale (voir Opus Dei, dans la Partie 2), et que l’on peut voir, ici et là, des tiges qui semblent bien provenir d’en dessous. Voilà ; on a désigné deux mots attributifs de l’espace euclidien : horizontale ; en dessous.
Mais bon, si l’on tient vraiment à l’espace euclidien, alors il faut
expliquer la présence des bandes lumineuses, qui semblent se jouer des
notions de haut et bas ; car on ne peut pas voir à la fois à l’horizontale et de dessus, il faut choisir dans le plan peint (on se rappelle la tentative cubiste, la période pré-natale du non-euclidien en art). Faites l’expérience : regardez devant vous, et maintenant regardez en bas. Obtenez-vous le même plan, la même vision ? Non. Tandis qu’avec ‘Opus dei’,
je suppute qu’Ic propose deux espace en un, et, de fait, un espace
non-euclidien ; et, pour ce faire, il fallait que les ondes lumineuse ne
fussent plus incluses dans le paysage comme elle l’étaient dans la série des “Paysage-méta” (‘Prémisse’, voir Partie 2). La notion d’écran fascine Ic (voir l’entretien), mais, en même temps, Ic semble vouloir sortir
de l’écran, en éclater les limites euclidiennes, comme l’avait fait, en
son temps et à sa manière, Stanley Kubrick, dès les premiers plans de
l’intérieur du vaisseau ‘Discovery One’, dans A Space Odyssey.
Sauf qu’ici, chez Ic, rien ne bouge, c’est de la peinture, pas du
cinématographe. D’un autre côté, alors, on pourra supposer qu’Ic
reproduit une perspective, mais qui, encore une fois, doit être entendue
dans le sens non-euclidien. Irions-nous jusqu’à dire qu’il s’agit là
d’une nouvelle proposition en peinture ?
En Une : Hervé Ic, Série ‘Ravers’, ‘katiouchka’, huile sur toile, 27 x 34 cm, Courtesy de l’artiste
Léon Mychkine