Dans
l’entretien Ic m’a appris d’où viennent les images premières de cette
série (‘Rodox’). J’ai pensé et écrit quasi successivement, comme naturellement,
l’expression « images premières », comme s’il y avait, chez Ic, des
images… “secondes” ? je vais y revenir. En attendant, rappelons que,
dans les années 70, Rodox fut la marque d’une société danoise qui
produisait magazines et films pornographiques. Ce qui a retenu Ic, c’est
la scénographie et les décors. Les intérieurs sont très travaillés —
toujours de mauvais goût, mais affirmé. Il y a une véritable mise en scène, scénographiée.
Il
est en effet curieux de remarquer le luxe de détails, l’ameublement,
les coiffures et le reste, pour en arriver là (montrer le strict
nécessaire au porno). Tout cela est ridicule et kitsch, et c’est ce qui
plaît à Ic (notons l’espèce de croûte façon maître au mur du salon). D’une certaine manière, le decorum est redondant et superfétatoire, puisqu’effectivement, le porno mène droit à la transparence, on voit tout, on doit tout voir. La transparence, c’est le fait, qu’en quelque sorte, un corps dans l’espace pornographique est déjà
nu, les formes — phallus, seins, croupes — sont opulentes sous les
tissus et sont bien vite libérées de leurs carcans. Cette femme assise
(ci-dessous) est dotée assurément d’une poitrine avantageuse, comme on
dit pudiquement. Mais,
à un moment donné, quand tout est transparent, que reste-t-il ?
Cependant, comme le remarque judicieusement Anne Malherbe, les scènes
Rodox d’Ic sont des préambules : rien, a priori, ne laisse à penser que
ces personnages vont bientôt se retrouver en plein kama-sûtra danois. Ce
qui ne laisse de m’étonner, dans cette peinture, c’est l’obsession
icienne pour la superposition des motifs. À un niveau donné, on pourrait
voir l’écho entre la chair et la Chair du Christ, corps manduqués,
à leurs façons (dans “Allégorie”, plus haut). Oui. Mais que fait
cette femme assise en sous-impression de la paire de jeans et le bas de
la chemise du maquignon-testeur ? Et il en va de même pour le type
assis derrière la femme de gauche.
S’approprier
une reproduction d’une réalité (photographie), et la décalquer depuis
un motif mental — ci-dessus le papier-peint qui s’imprimant sur les
corps, mais en suivant ses courbes, comme si le motif faisait partie du
tissu. ‘Hardeurs’ et ‘hardeuses’, façon camouflage. Y a-t-il aussi une
implication métaphysique ? (Ces gens sont aussi fades et inconsistants
que le papier-peint ?)
J’ai écrit qu’il semble y avoir, chez Ic, des images premières. La question, alors, c’est qu’elle est l’image qui compte pour Ic, si tant est que nous puissions, une fois ouvert, rabattre aussi rapidement l’éventail (le nuancier mental) ? Ainsi, y a-t-il des images tierces, quaternaires, etc ? Quand on se met à chercher ce qui dessus ou dessous, ce qui est l’image première ou l’image seconde, etc., on se demande qui ou quoi prend l’œil. Heureusement, il y a encore un premier, second, troisième plan. Au premier, donc, une carafe et un cendrier (je décris ici “Allégorie”). Au second, un type tâte les seins de deux femmes, comme un maquignon examine la bouche d’un cheval. Tout trois ont l’air bien idiots. En surimpression, le Christ de Philippe de Champaigne vient transvertébrer (comme disait Proust), et se retrouve les pieds dans le bras gauche du maquignon mammaire ; et la tête dans le dos d’une des deux femmes ; et ce, pendant qu’un autre blondinet délavé brandit une bougie… On ne peut qu’admirer la technique icienne, qui restitue des détails comme seul un maître-peintre peut les produire, mais qui, en même temps, brouille les cartes du lisible (ce qui est devant cache ce qui est derrière) ; ce qui, après tout et aussi, consiste en une façon de nous donner à voir deux temporalités en “même temps” (on tâte des seins, on pose une tasse).
Paysage-méta. Effectivement. Nous sommes dans quelque chose de meta (« au dessus », en grec). Au dessus du paysage ; c’est-à-dire intervention-sur-la-représentation. D’une certaine manière, il est évident que toute peinture représentationnelle revient à apposer sur
quelque chose d’existant (paysage, pierre, lac, corps, cygne, bois…),
autre chose en +. En terme de philosophie tout autant qu’en terme d’art
plastique, nous sommes, quand la volonté de copier se veut mimétique, dans la Représentation — ce que vous voyez ressemble ou peut donner une idée assez proche de ce que vous pourriez voir. Mais on pourrait très bien parler, dans le cas d’une interprétation personnelle, de sur-représentation ; de la même manière qu’en philosophie cognitive on parle de métareprésentation
pour signifier les actes mentaux dont nous sommes conscients et que
nous pouvons interroger. Ces observations sont particulièrement
indiquées dans le cas ci-dessus. Ic dé-peint un paysage qu’il investit ;
plutôt, qu’il sur-investit (contre-mimétisme) de sa manière superpositionnelle (Christine Buci-Glucksmann parle de « seconde lumière », ici). Qu’est-ce à dire ? Ic ne se contente pas de représenter un fragment (en fait) de paysage ; parce que ce n’est pas ce qui l’intéresse. De fait, Ic va ajouter des éléments exogènes au milieu, transcendants — sans exagérer, parce que, oui, Ic importe
des éléments dans le fragment paysager qui ne peuvent pas s’y trouver.
On pourrait se contenter de dire qu’il s’agit, comme je l’ai fait à
l’instant, d’une superposition ; mais Ic va ici plus loin : il incorpore ce qui était jusque là posé sur ou entre. Il intègre. Regardez comme les bandes
jadis en surimposition sont maintenant intégrées à la l’organique. Ces
bandes, que, dans l’entretien, il inclue depuis une imagerie liée aux
combats de boxe mais aussi en tant que mesures judiciaires du corps,
elles font maintenant partie du paysage, de son organicité. Du coup,
effectivement, c’est un autre paysage, une autre
version, que nous donne à penser & à voir Ic. Certes, nous
distinguons encore des bandes lumineuses qui semblent autonomes, et en
arrière-plan la nappe vert platine.
Je
pense que le titre n’a rien à voir avec ce que nous voyons. Ou alors,
cela m’échappe. Ou bien, justement, il y a un lien, et ce lien c’est le caché. On sait en effet que l’Opus Dei (de son nom complet Prélature de la Sainte Croix et Opus Dei), est
une entité vaticane qui n’a jamais mis en avant une quelconque
transparence ; bien au contraire… Mais passons (comme dit Monsieur X). Il y a quelque chose de sorcier chez Ic, et il faut peut-être faire attention à notre précipitation mentale et scopique à vouloir définir ce que nous voyons à l’instant t. Certes, il y a des fleurs. Certes, il y a des bandes. Mais il y a aussi des oiseaux, une chevelure, et quelque chose qui fait penser à un serpent (tout est aussi dans le “qui fait penser à”). Nous regardons dessus, entre, derrière, l’exubérance icienne. Parce que, même s’il ne s’agissait que
de fleurs, de toutes façons, leur disposition n’est pas rationnelle ;
ce ne sont pas des fleurs vues de dessus ; on ne saurait d’ailleurs dire
si le plan est euclidien, de quel côté la “vue” est prise. Car c’est
bien de cela aussi qu’il s’agit avec ce tableau (Opus Dei) : dissoudre
la notion de cadre. Non pas sortir du cadre du tableau, mais sortir du cadre dans
le tableau ; ce cadre qui, dans la peinture “réaliste”, “identifiable”,
nous fait à chaque fois, consciemment ou non, reposer les repères
euclidiens (haut/bas, gauche/droite, etc). Une définition canonique
donne ceci : « Un
espace euclidien permet également de traiter les dimensions supérieures
; il est défini par la donnée d’un espace vectoriel sur le corps des
réels, de dimension finie, muni d’un produit scalaire, qui permet de
mesurer distances et angles ». Je ne comprends pas tout dans cette
définition, mais j’admire sa poésie involontaire, notamment le fait
qu’un espace vectoriel puisse se disposer sur le corps des réels. Ic,
de formation scientifique, n’ignore rien de la géométrie et des calculs
qui vont avec. Une fois que nous avons dit cela, alors un éclairage autre revient contrebalancer ce que l’on a pu écrire sur l’art icien. On ne peut plus se contenter de dire qu’Ic superpose les
scènes et les éléments du discours iconologique. Mais réservons nous
pour la Partie IV, ou, bien plutôt, comme j’aime à appeler la Partie
critique : la Partie ∞
Source : J’ai cité Anne Malherbe, qui écrit dans le Cahier Monographique de la Revue Point Contemporain, Hors-série #1, consacré à Hervé Ic. Quant à Christine Buci-Glucksmann, on trouve son texte sur la page critique d’Ic, ici.
by Léon Mychkine