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Le « transitoire », sans l’ « éternel ».
par Anne Malherbe
collection mes pas à faire au Creux de l’enfer, 2007
Qui a rencontré Hervé Ic sait l’importance que celui-ci attache aux propos dont il accompagne son travail. Le critique d’art, embarrassé, pourrait être tenté de passer outre, suspicieux quant à l’objectivité de l’artiste sur son œuvre et estimant que celle-ci est sans commune mesure avec le discours adjacent. Dans le cas présent, une telle attitude serait regrettable. À l’évidence, la peinture d’Hervé Ic appelle le commentaire. C’est en effet une peinture qui, pour la série « Rodox » et celles de « Rave », dont il est ici question, ne s’accommode pas des seules séductions de la pâte ni de celles du motif. Elle attend du spectateur autre chose qu’une soumission facile. D’une oeuvre à l’autre, reviennent des éléments formels et des motifs soumis seulement à quelques légères variations : visiblement, elle obéit à des codes, qui exigent un déchiffrage.
Les personnages appartiennent clairement à une génération — dans le cas de « Rodox », on se situe dans les années 1970, pour Rave, à une époque plus récente : l’œuvre ne cache pas son appartenance à un contexte. Contexte : mot prisé de l’artiste. Selon ce dernier, ce n’est en effet qu’une fois élucidé le contexte d’une peinture qu’on peut passer au niveau de la fiction.
Si l’on suit les propos de l’artiste, le contexte de Rodox est la prétendue libération des moeurs des années 1970, libération qui se révèle avant tout comme une pose. Les œuvres le montrent, avec leur composition calquée sur des images de la revue pornographique Rodox, qui mettent notamment en scène des situations de triolisme. Le mimétisme, dans des situations stéréotypées, est ici au cœur de la séduction amoureuse — rien qui ressemble vraiment à de la liberté. La seconde série, celle des « Rave », qui figure des adolescents en train de danser, isolés dans leur solitude, présente les conséquences du propos de la première série : une génération sans repères, habitée par une histoire qui les traverse sans les structurer.
Que l’on acquiesce à ces propos, ou non, importe finalement peu, pourvu qu’on ait conscience de deux choses.
L’une, c’est qu’on est en droit d’admettre que la peinture puisse être intriquée avec son époque, au point qu’on ne sache plus ce qui, en elle, relève de son temps et ce qui s’en échappe. Ce que nous postulons ici, c’est que le peinture n’a pas l’obligation de nous fournir le second trait de la modernité selon Baudelaire, à savoir l’éternel : il suffit que le premier trait (le fugitif) nous éclaire un peu sur ce que nous vivons. Notre point de vue sur l’éternel étant, en outre, nécessairement limité, qui aurait légitimité pour le reconnaître ?
L’autre, c’est que cette obsession du contexte nous renseigne aussi sur le fonctionnement de cette peinture, faite essentiellement d’intrications. Celle-ci, en effet, est moins un objet qui se dégage d’un fond (une pratique se dégageant de son environnement), qu’un réseau de relations, internes et externes.
Internes : il suffit de considérer l’échange des gestes et des regards, situations elles-mêmes empruntées aux très codifiées scènes de genre hollandaises du XVIIe. Il s’agit, clairement, d’une peinture de mœurs, comme l’indique également le Christ mort de Philippe de Champaigne qui, dans certaines des toiles, est curieusement suspendu au mur : pièce de décor incongrue au milieu de l’esthétique agressive des années 1970, elle semble ne pas tout à fait appartenir au même espace que le reste de la scène, dont elle est, en réalité, le contrepoint moral, présence autant symbolique que matérielle.
A ces jeux de renvois, s’ajoute la technique dont use principalement l’artiste, à savoir la transparence. Dans Rodox, les personnages, généralement assis dans les fauteuils ou sur le canapé d’un salon, sont traversés par les motifs géométriques de la tapisserie. Parfois, des plantes vertes se mêlent à cette dématérialisation générale, ainsi que les motifs de paysages exotiques, nés de la rêverie douceâtre dans laquelle les personnages sont engagés. Les divers éléments et les superpositions multiples de la composition (objets décoratifs, fantasmes, motifs géométriques) créent un lieu parfaitement osmotique et clos, harmonieux et suspendu dans une ambiance d’aquarium.
L’espace défie la pesanteur, comme en témoigne également la série des « Rave », où les jeunes gens tiennent debout non par eux-mêmes mais grâce à la musique qui les secoue, aux ondes colorées qui s’étirent à travers leur chair et aux monstres en filigrane, empruntés à Schongauer, qui les enserrent de leur arabesques et les emprisonnent dans l’Histoire. La perméabilité est le mot le plus apte sans doute à définir des individus réduits à leur gesticulation, dans le cas des « Rave », ou à quelques figures mimétiques, dans celui de « Rodox ».
Si la peinture d’Hervé Ic est donc claire sur ce qu’elle veut nous apprendre au sujet d’une génération, l’idée de perméabilité nous fait passer à un niveau qui l’est beaucoup moins, celui de la fiction. La peinture, en effet, est perméable, car, se laissant percer par le regard, elle accueille des interprétations qui font foisonner l’image.
Au-delà de ce qu’elle affirme sur une génération, elle pose aussi la question de ce qu’est l’homme. Privée de sa sûreté intérieure, de sa compacité, finalement dissoute, la personnalité est soumise à toutes les recompositions possibles. L’être humain est-il essentiellement historique, emporté par la lame des générations qui le précède ? Est-il seulement être de relation, c’est-à-dire aux traits jamais arrêtés mais toujours dépendants de ceux qui l’entourent, qui le regardent et le désirent ? Est-il seulement être de fantasmes, projeté à jamais au-delà de lui-même ?
La transparence, loin d’être la condamnation de ceux qui ne vivent que par le regard, peut en être, au contraire, la libération, puisqu’elle leur enlève le souci de savoir quel doit être leur accomplissement — l’homme, en effet, n’est pas contenu par sa propre enveloppe, et n’a aucune idée de la mesure réelle de ses limites.
Ainsi déposée sous la forme d’une fine pellicule de matière, et non lestée par une pâte lourde, cette peinture a la fragilité de l’image immatérielle. Elle n’oblige notre regard que pour mieux le laisser s’évader, tissant quelques liens qui nous invitent à regarder aussi ailleurs, là où elle n’est plus.
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Le jour ou la guerre s’arrêta
auteurs : Frederic Bouglé, Stéphanie Katz, Anne Malherbe, Marc Molk
édition : Le Creux de l’Enfer, collection mes pas à faire au Creux de l’enfer
17×12 cm, français | anglais, 184 pages, octobre 2007, ISBN 2914307192