PORTRAITURE
De face et de dos ou la posture mentale
par Soko Phay-Vakalis, 2001
texte d’introduction à l’exposition « IC label PORTRAITURE »,
du 30 mars au 15 mai 2001, sur une proposition de Eric Mezan, ArtProcess
« Le visage se lit comme une nouvelle, le dos comme un poème chiffré »
(Georges Banu, L’Homme de dos)
Les nus de face
Le portrait a toujours occupé une place importante dans l’œuvre d’Hervé Ic. Parallèlement à son intérêt pour d’autres sujets – paysages, figurines religieuses, marines, scènes de chasse -, il dessine, peint et sculpte ses amis et connaissances. En mai 2001, il présente dans l’exposition « Portraiture » des portraits en sculpture, des nus et des portraits de dos, issus de son travail commencé depuis cinq ans.
Hervé Ic peint d’après nature des nus féminins et masculins. Les modèles ont la même pose, de face, et sont assis sur une chaise, les jambes écartées. Bien que la pose dévoile tout et présente à la vue le compte rendu d’un examen consciencieux, c’est peut-être le regard des modèles – à la fois lointain, proche, attentif ou posé – ou encore l’emplacement des mains – tantôt soutenant la tête, tantôt s’accrochant à l’accoudoir de la chaise – qui font que ses nus échappent à toute froideur clinique et mortifère et révèlent peut-être la pudeur ou la fragilité de l’individu. Ici, il n’est pas question de sensualité ou d’obscénité, mais de la capture d’une émotion, d’une sensibilité qui veut rompre avec l’anonymat des êtres.
Hervé Ic peint la précision dans toutes ses ambiguïtés. Il cherche à rendre compte de la réalité, c’est-à-dire d’une émanation qui relève de la personnalité, d’un « paesaggio » psychologique qui se dégage des modèles. La peinture devient un enjeu de la « capture » lorsqu’il s’agit, pour l’artiste, de fixer la part d’insaisissable du réel. L’image subit la violence de forces internes – saturation des couleurs, tension répartie sur toute la surface de la toile par un fond en mosaïque de carrés, de rectangles ou de rosaces – capables de dégager les présences sous la représentation.
Devant la monumentalité de la chair, en face du sexe exhibé sans état d’âme, le premier regard confère au malaise. Dans l’impossibilité de fuir ou de s’accrocher au décor de mosaïque très coloré qui l’entoure, le spectateur est malgré lui ramené au face à face avec le corps et avec le tableau. C’est alors que surgit le moment de surprise, lorsque le regard est accroché par le détail d’une main, d’un sein, d’un sourire à peine esquissé, voire timide, par le jeu de la transparence violacée et les reflets de la chair.
L’inscription des noms en bas de la toile dont la tradition remonte au portrait de Jean le Bon, est une manière de restituer l’identité du modèle qui n’est plus un individu parmi tant d’autres. Là où le nom désigne l’identité du modèle, l’image a pour ambition de dévoiler la personnalité, l’expression du sentiment – et non pas une représentation psychologique du sujet. Le nom renforce la dimension affective qui lie l’artiste aux modèles issus de son entourage proche ou lointain. Hervé Ic rompt ainsi avec la froideur minimaliste, avec l’absence de sensibilité qui apparaît dans nombre de peintures figuratives contemporaines.
Les postures de dos
Dans cette même exposition était présentée une série de petits portraits de 41 x 27 cm environ qui s’oppose au travail des nus. Ici, des personnages sont peints d’après photographies : ils sont tous représentés de dos, habillés, debout sur un fond coloré. Ces images en négatif des nus grandeur nature sont nommées par des initiales : si l’identité n’est pas dévoilée, elle n’est pas non plus complètement gommée.
Ainsi l’homme sans visage est l’homme presque sans nom, car le dos détourne l’identification. Bien encore, le portrait de dos tait aussi bien l’identité de la personne que son statut social. C’est pourquoi notre attention est attirée sur l’acte. Son être se cristallise dans son mouvement esquissé ou figé.
Là où le visage se dérobe, le dos peut acquérir une « expressivité de substitution » selon l’expression de Georges Banu, parce qu’il avoue malgré lui. « En représentant mes amis de dos je tire notre regard vers le leur qui reste pourtant invisible. Mais la toile gagne en profondeur » affirme Hervé Ic. En effet, le dos exprime la présence d’un corps qui intrigue le spectateur dans la mesure où celui-ci a perdu sa position de partenaire privilégié.
Les dos immobilisés se chargent de la valeur de la statuaire par l’indistinction des visages. Les silhouettes semblent pétrifiées. Leurs différentes postures sont autant d’expressions romanesques. L’uniformité d’une pose peut s’étendre à toute une foule. Certains dos font penser à ceux de passants ou de flâneurs peu attentifs à ce qui les entoure et au temps qui passe. D’autres renvoient aux premiers dos, en peinture, que sont les spectateurs – les mains dans le dos ou croisés devant – qui sont absorbés par les tableaux au point de se détourner de leurs sentiments. L’œuvre les entraîne vers un ailleurs imaginaire.
Le « dos social » montre une posture de représentation avec un corps droit ou en courbe : la parole semble possible et le son se convertit en geste ou en déhanchement. On entendrait presque les murmures indistincts d’une fête ou d’un vernissage. Le dos est comme absorbé par un dialogue. Converser implique l’abandon du réel, l’échange exclut toute réceptivité pour les plaisirs mondains.
Le « dos intime » montre le un modèle occupé à ajuster les plis de sa robe de soirée. Le regard se fixe sur la nuque cachée par la chevelure. Le corps de dos conserve sa fragilité tout comme sa présence de chair. L’étole glisse comme pour dévoiler une intimité, un accès vers la femme sans visage.
Le « dos comme éloignement » peut être représenté par la jeune femme au manteau noir qui fait figure de l’incertitude et de la solitude. On tourne le dos au connu, à ce dont on a fait l’expérience et épuisé les ressources. C’est pour trouver refuge ailleurs que l’on emprunte la voie du détachement. Le mur nu ne fait que la renvoyer à elle-même sans possibilité de perspective ou de fuite autre qu’imaginaire.
Enfin, le « dos de l’artiste » avec les mains sur les hanches, les pieds solides est comme en attente de la confrontation. Ici, la création est une pratique de l’absorbement. Le dos de l’artiste, même s’il ne tient pas de pinceaux, se concentre. Tournant le dos à la foule pour s’ériger en précurseur, il scrute au loin : « Il faut savoir tourner le dos à ses origines. Être moderne, c’est savoir ce qui n’est plus possible. Transformer, déformer l’image de la réalité ne m’intéresse pas, d’ailleurs toutes ces opérations existent sur palette graphique. Mais si l’enjeu consiste à voir autrement la réalité, car elle existe, ne nous y trompons pas, il faut d’abord s’en saisir. C’est pourquoi je m’efforce d’être patient, précis, ciselé lorsque je peins », confie Hervé Ic. Ce dernier se détourne du monde pour devenir l’emblème mental au nom de l’œuvre qui exige ascèse ou refuge. Son absorbement renvoie à une fabrication de la toile en train de se faire.
Tourner le dos au réel
À la différence des modèles de dos devant des ouvertures et des portes, les modèles d’Hervé Ic se présentent face à des rosaces, des fonds monochromes. Le dos ne se profile plus derrière une fenêtre qui s’ouvre sur un paysage ensoleillé d’un Bonnard ou sur une mélancolie de l’éloignement d’un Friedriech. L’origine des plans brillants, colorés ou sombres vient du fait que l’artiste photographiait ses modèles devant les toiles.
Ici, les tableaux marquent les appétits de proximité ou les désirs de transgression. Les dos parlent de leur envie de se confronter au monde, de s’évanouir ou de s’isoler dans des replis intérieurs. Le fond neutre, dont l’étendue infinie captive le regard, cristallise la peur ou la séduction d’un extérieur qui reste muet, qui refuse de se dévoiler. Ce plan de projection où il n’existe ni d’ouvertures, ni de points d’attraction se transforme en mur ou en abîme. Le dos fascine parce qu’il y a précisément absence d’action et manque de repères. La vue de dos interroge plus qu’elle ne donne une réponse. Elle fait alors appel au déchiffrement.
La personne qui tourne le dos à quelqu’un, en l’occurrence au public, signifie qu’il prend ses distances pour couper court à un entretien. Le dos affirme la rupture aux dépens du regardeur trop longtemps considéré comme instance de référence. En outre, celui qui montre son corps comme ultime rempart est l’homme fragile, parce qu’on peut lui faire « des coups dans le dos ». Voir quelqu’un de dos, c’est le voir désarmé.
Le personnage de dos a son regard porté vers le hors scène. Son dos appelle un horizon et devient la seule trace visible de la frontière, le symptôme d’un désir de fugue, réel ou imaginaire car le dos fait figure celui qui part « sans jeter nul regard en arrière ». Au-delà du seuil commence l’invisible, ce territoire de l’ailleurs.
L’espace noir, par exemple, se charge de l’absorption des êtres habités par l’appel du lointain. De dos, sur le bord, les hommes résistent au désir d’être aspirés par le trou noir tout en reconnaissant la difficulté de ne pas céder au vertige. Le vide remplace l’attrait vers le bas par l’envie de se dissoudre, de communiquer avec l’invisible. Ainsi, ces êtres de la marge éprouvent tout l’attrait d’un voyage au-delà d’une frontière qu’ils n’ont pas encore franchie. Face au dos, la parole est comme suspendue, mais le silence ne s’est pas encore totalement installé.
L’attente du visage
Quand une silhouette nous tourne le dos, nous cherchons à lire, à voir par-dessus son épaule. Nous désirons accorder notre regard au sien et le porter au loin. Cependant, le plan d’un dos, c’est aussi le lieu paradoxal qui fait du corps un outil d’expression à la fois précis et incomplet, libéré de toute psychologie puisque le visage est invisible. La nature ambivalente du dos qui donne à la fois à voir et à dissimuler crée un écart suffisant pour rendre à l’espace de l’intime une étrange extériorité. Dans notre mémoire rêveuse, chaque dos incarne une projection toujours possible. Le discours est alors à chaque fois à inventer.
Si le personnage tourne le dos, c’est bien pour combler une attente reportée sur cette lisière de l’entre-deux. Dérogeant aux principes de la réciprocité, l’homme de dos offre un regard sans vis-à-vis. Le dos est toujours en relation avec l’absence, avec l’impossibilité de répliquer. Le spectateur est alors porté par ce désir d’en faire le tour, de voir la face cachée : « encore faut-il être allé là, et en revenir, alors que l’on voudrait passer de l’autre côté et que c’est impossible » écrit Kleist.
L’être, parce qu’on ne peut en faire le tour, devient le foyer d’incertitude. Nous ne cessons d’imaginer le visage de cette « autre » scène qu’est le corps inaccessible à notre vue. Ainsi l’homme de dos entretient l’attente d’un visage qui, tel un mystère différé, devra se révéler. Par le manque, le dos rend précieux le visage. « Que verrai-je s’il se retournait? » La posture adoptée travaille sur ce manque et entretient le désir d’accéder à l’autre versant inaccessible. L’absence de visage invite chacun à formuler, à construire virtuellement les traits absents afin de rétablir l’unité de l’être.
À la différence des portraits de Magritte, où le visage est occulté par une pomme, l’homme de dos d’Hervé Ic n’est pas l’homme sans visage, mais l’homme qui le détourne. Il ne s’agit pas ici d’une dépersonnalisation, bien au contraire, ce dernier peint des dos qui dérobent leur visage et nous invitent à travailler sur et à partir du manque. « Il y a toujours quelque chose d’absent qui nous tourmente », a écrit Camille Claudel.
Le dos force une attention particulière sur l’implicite du dialogue en instaurant avec l’autre une relation taciturne et insoumise à la loi sociale ou amoureuse. Le dos implique le refus et fait appel à une valeur autre. La communication n’est jamais directe mais toujours différée, en attente.
Dos et visage comme ouverture sur l’altérité
En réunissant dans un même lieu d’exposition des nus de face et des dos habillés, Hervé Ic questionne la relation du visage et du dos en peinture en mettant en vis-à-vis l’extrême nudité et l’opacité des corps. Les nus possèdent leur nom alors que les personnages de dos installent un anonymat. Du dos au visage se dessine l’enjeu d’un voyage, fait d’allers-retours qui, de tableau en tableau, se répète. La tension se crée ainsi entre l’apparente lisibilité d’une face et la réserve maintenue au secret qu’offre le dos.
Dos et visage sont deux états figés de la figure humaine, l’un considéré comme l’envers de l’autre puisque le dos est vu comme retard de la venue du visage. Ce qui les distingue, c’est peut-être le degré de « communicabilité », les rapports entre le caché et le dévoilement : l’homme de dos suspend le dialogue tout en mettant à l’épreuve le désir de communication que le face-à-face cultive. En effet, le visage ne se soustrait pas au regard, il s’adresse toujours à un partenaire alors que le dos est ailleurs et silencieux.
Alterner ce pile et face, c’est faire appel vers un au-delà du visible. L’être peut changer de posture, chacun perdant ainsi sa valeur absolue pour souligner sa relativité. Il revient alors au spectateur d’explorer le secret de l’homme de visage ou de dos, de voyager de l’un à l’autre, tel un agent de liaison à même de fonder un couple de contraires. À tour de rôle, les postures suscitent des désirs ou des manques et répondent à un rapport au monde.
La peinture d’Hervé Ic confronte les deux héritages de l’art du portrait : le nu et le dos, l’un n’affaiblissant pas l’autre. En effet, le combat ne peut être possible, puisque la représentation du dos possède son esthétisme à part entière autant que le visage qui a gardé son autorité. Ce qu’Hervé Ic fait jouer face à face, c’est affirmer la diversité des postures pour une meilleure réconciliation avec le réel, et une plus grande liberté où l’envers et l’endroit du corps, nu ou habillé, visage découvert ou caché sont équitablement valorisés. En effet, il n’y a pas à choisir entre le visage et le dos : la peinture a lieu entre les deux, dans l’épaisseur de l’image.
Ainsi, l’artiste restitue en peinture l’émotion qui permet de dépasser le clivage entre le tableau et le réel, entre une construction subjective et une donnée objective. L’ambition de l’artiste n’est donc pas d’inventer un nouveau genre de peinture ou de créer un nouveau médium, mais de continuer l’art du portrait tout en introduisant une mise à distance dans l’image. Il ne s’agit plus de rendre l’apparence de façon illustrative, mais de creuser l’image pour en extraire la composition de la réalité, autrement dit peindre l’invisible.
Soko Phay-Vakalis