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LES FLEURS DE LA TRANSPARENCE

par Christine Buci-Glucksmann,
novembre 2019

« La fleur voit », Odilon Redon.

C’était en 2001, et j’écrivais alors un texte, La traversée des transparences, consacré aux trois modalités picturales d’Hervé Ic : les Floraisons, les Vanités et les Poussières. Et dans tout son art de « re-peindre » …« L’image bouge …dans la surface voilée de surimpressions multiples ». Des couches, des strates, des luminosités diffuses traversant toutes les apparences en les métamorphosant.

En cette année 2019, les fleurs ont désormais envahi d’immenses tableaux de leur halo de lumière qui habitent surfaces et volumes. Comme s’il fallait « rentrer dans la peinture sans contradiction comme dans les dahlias», selon Matisse. Minuscules ou grandes, ouvertes ou fermées, emmêles ou séparées d’un vide, tour à tour à dominante mauve clair/foncé, jauni, orangé, puis à partir d’Opus IV, soudainement rayées de lumière, partout « la fleur voit » dans un face-à-face frontal perturbant. Elle voit, elle vous regarde même, dans un devenir-fleur cosmique insituable. Que s’est-il donc passé ? Comment créer avec de la peinture cette virtualité translucide, cette Seconde Lumière qui agrandit la vision et sculpte la peinture ?

Dans ces dix années, il y a bien sûr de nombreuses expositions, des rencontres et toutes sortes d’événements qui modifient le rapport au monde. Ainsi de cette exposition consacrée aux Orchidées : Phalaenopsis, et de cet herbier de fleurs au crayon de couleur, formant un gigantesque mur au Centre d’Art d’Albi. Chardons, orchidées ou roses sur des papiers multiples assemblés dans leur variété et leurs différences : une unité et diversité florale infinie, avec ses lumières circulaires irradiantes laissant voir, ou plutôt faisant voir, ce qu’il y a dessous /dessus. Un voir à travers, nourri de Richter et de Polke, que l’on retrouve dans le Nuancier d’Hervé Ic qui analyse les sources de la lumière-couleur. Mais la découverte de cette de cet au-delà vision ne se fera pourtant pas dans les tableaux explicitement floraux, mais dans ceux qui explorent la danse et les relations explicites entre structure /espace/ lumière.
2O12, Legacy : les corps des danseurs glanés sur Internet s’envolent dans le mouvement courbe quasi floral de leurs bras, sur un fond de bandes horizontales d’un jaune lumineux à la Gauguin. Sur ou sous ces lignes de lumière, leurs corps prennent du volume et de la transparence. Une métaphore de l’aliénation ou de la liberté ? Sans doute. En tout cas une découverte majeure : la lumière devient puissance de sculpture et de transparence où la peinture se fait volume, alors qu’elle est en aplat…
Chorégraphie : quatre danseurs déploient leurs bras et leur corps dans une lumière jaune qui traverse tout. Bras à l’horizontale, à la verticale, en rond, en diagonale, toute une exploration des affects corporels et psychiques par la profondeur du lumineux qui les redouble, les rend volumineux et les jette en avant de votre regard. Dès lors, les corps peuvent devenir floraux. Même s’il manque encore l’exploration systématique de l’élément lumière, en ses effets et ses structures qui dématérialisent les fleurs jusqu’à leur donner cet étrange volume transparent aussi réel et qu’irréel. Des fleurs « virtuelles » en peinture …

Il fallait donc partir de la lumière et, pour reprendre certaines de mes analyses dans L’Esthétique du temps au Japon, pratiquer ce qu’on appelle le Ma : un intervalle qui est aussi un passage, un deux temps qui n’en fait plus qu’un. Car le Ma est la forme même du temps, un temps éphémère qui capte toutes choses dans sa fluidité. Alors dans sa transparence, « le vide éclot comme si des milliers d’herbes fleurissaient » (1)
Premier temps : ces tableaux rayés qui structurent la lumière de leur jaune irradiant et semble un fond.
Deuxième temps : peindre dessus, par le pinceau puis la brosse, des fleurs préalablement sélectionnées, comme dans des planches de la botanique. Toutes en strates très légères ou plus appuyées dans leur mouvement.
Troisième temps : les deux fusionnent et la lumière devient fond et forme dans les halos lumineux d’un volume architectural. Paradoxalement les matrices du temps engendrent des corps floraux précaires, éphémères et fluides : transparents. Au point de réunir les deux espaces analysés par Gilles Deleuze et Félix Guattari dans Mille plateaux : le lisse et le strié. Car si le strié est géométrique, homogène, fait de plans et de zones comme les bandes lumineuses du « fond», le lisse est amorphe, nomade, propre « à une multiplicité plate » créant « une vision rapprochée» et les affects du voyage. Dès lors le tableau se fait double et doublure, « un absolu qui ne fait qu’un avec le devenir lui-même » (2). Une vision « écranique » où le strié libère la lumière et le lisse une vie organique, créant une analogie avec le minime, le différentiel et l’imperceptible. Une dualité mise scène par Manet dans le tableau d’Eva Gonzalès. Eva peint un bouquet, le regard lointain sur un bouquet « réel », étant elle -même peinte dans sa robe de lumière, avec à terre un détail : une pivoine coupée. Une peinture de la peinture, une peinture auto-réflexive comme la touche et les tableaux lumineux de Vélasquez qu’aimait tant Manet. De la peinture comme devenir-fleur dans une cosmo-poétique de tous les entre-deux.
Un « Tu vois » comme dans le tableau du Creux de l’Enfer de 2008, où l’on découvrait déjà deux personnages surgissant de grands pois bleus et roses lumineux et géométriquement ordonnés. Voir c’est entrevoir, grâce une distance qui est aussi une proximité. Le juste capté d’un regard floral qui devient un style, où tout est en surface et pourtant en volume. Comme si le second tableau était la doublure incorporée du premier qui lui donne en échange sa lumière. Un intervalle qui devient passage, une prolifération qui crée son vide, des couches qui se virtualisent, une distance indifférente, toute une présence d’absence en surface et de la surface, qui engendre cette « impression de l’être-éclairant » chère à Wittgenstein.

Dans ces Opus Dei avec ses fleurs aux transparences figées aux couleurs rompues, tout semble nous renvoyer à un moment de la peinture hollandaise et flamande qu’affectionne Hervé Ic : les Vanités. Avec leur mise en scène d’une transparence fluide : bulles, miroirs, bijoux, sabliers, ou crânes. Pour ne pas parler des «Vanités secondes » de l’art contemporain que j’avais analysées : des allégories indifférentes où la mort est explicitement présente. Celle des Skulls de Warhol avec leur surface en superficie, celles des Kerzen de Richter avec leur « beauté blessée » ou celle de Cindy Sherman avec leurs fleurs tombant en avalanches d’un crâne (3). Sans oublier les nombreuses vanités cristallines, celles d’Adel Abdessemed ou de Jean-Michel Othoniel. Le verre envelopperait-il la vie et la mort dans sa propre froideur ? Les transparences fleuries des Opus Dei seraient-elles allégoriques et mélancoliques ?
Je regarde Opus Dei VII, cette toile immense de 3m.sur 2. Un foisonnement inédit de fleurs qui se recouvrent, se découvrent, s’agitent et s’immobilisent sur fond des bandes de la lumière jaunie issues du sombre. Un jaillissement de vie engendrant un véritable cosmos imaginaire. Et je passe à Opus Dei IV ou V plus aérés Des tiges, des courbes, des clochettes en diagonale, une même impression cosmique quasi vitale qui m’évoque l’Art nouveau européen : Klimt, Gallé, Horta ou Gaudi . Tout un art floral en courbes, contre-courbes, vagues et formes serpentines souvent très féminines. Eugène Grasset avait même publié en I896 un livre de cette géométrie ornementale : La Plante et ses applications .Une véritable grammaire végétale qui marqua l’Art nouveau en France.
Aussi, à l’opposé de l’éphémère mélancolique prédominant en Occident de Shakespeare à Baudelaire et bien après, il existe un autre éphémère plus cosmique. Aérien et icarien, il relie ciel et terre dans l’immanence du cosmos. Un cycle permanent de répétitions et de petites différences, entre apparition et disparition. Des entre-mondes multiples qui renvoient à notre monde. Mais dans toute cette botanique patiemment explorée et repeinte, comment relier les microformes de l’art aux macro-formes du cosmos ?

« La vie est vibration ? Sans vibration, il n’y a pas de vie « écrivait déjà Kupka à la recherche de « sensations cosmiques » qui animeraient sa peinture et son esthétique. Des vibrations, des rythmes, des différentielles quasi musicales : tout un passage de l’ontologie à une topologie qui passe par des effets d’être propre à une philosophie de l’ornement. Car, on ne le dira jamais assez, la fleur est un ornement, un motif ambigu, qui a traversé l’humanité et que l’on retrouve dans tout l’art moderne et contemporain : Monet, Manet, Matisse, Richter, O’Keeffe, Warhol, Araki, Najia Mehadji, Miguel Chevalier et bien d’autres. Car la voie des fleurs est multiple. Sans oublier la période médiévale qui a inspiré Hervé Ic par ses rosaces lumineuses et le jeu de ses couleurs vives encastrées dans le plomb des vitraux. C’était aussi l’époque des traités, dont un consacré à « L’Ornement fleuri ». Il faut donc revenir à ce temps des fleurs et des plantes, à l’intérieur infini de la vie avec son intelligence végétale. Car l’ornement n’est pas « un crime » comme l’avait défendu Loos dans son livre célèbre : Ornement et crime bientôt repris par une partie du modernisme. Mais bien « un style » comme le développèrent Aloïs Riegl, Klimt et tout l’art Nouveau » (4). Loin de toute mimésis, ce style ouvre à « un infini-plan », une « Volonté d’art », le fameux Kunstwollen viennois, avec toutes ses figures et ses manières potentiellement abstraites. Il sublime la surface en la donnant à voir, dans un corps idéal le plus souvent rythmique et fluide. Fleur de la forme ou fleur du vide, fleur du sexe, du beau ou du mal, les fleurs figurent le passage du temps, sa « grâce »et son « sentiment de clarté ». Et dans ces fleurs de l’instant présent, le regard glisse, érotique et spirituel, ouvert ou fermé, volute, calice, tige, corolle ou bouton .Un nouveau langage « biologico-ornemental» riche de ses lignes-univers. Car l’ornement floral tend à l’abstraction par le dédoublement et la stylisation de ses motifs, qui ont même pu devenir de simples abstracts pop et néo-pop.
Vous regardez à nouveau les Opus Dei avec leur pluralité de temps et d’êtres. Des fleurs infimes, des fleurs très grandes ou agrandies, un dédale botanique soumis à un double rythme : la répétition et la variation, le continu et le discontinu. Un infini de surface transparent et presque dématérialisé, où l’on va des simples apparences à leur traversée. Et pourtant la vie est là, comme ces petits oiseaux surgissant entre deux feuilles. La vie dans son souffle et son épanouissement cosmique coloré, dépourvue du Cogito mori des Vanités. Car si le temps habite le regard, ses signes mélancoliques explicites en sont absents. C’est plutôt la totalité de la toile qui devient son propre devenir en sa légèreté et sa luminosité enveloppante. Rien d’autre que la mise en scène du monde dans ses serpentements et ses écarts, entre le visible et l’invisible. Dès lors, voir le vivant en montrant l’acte même de peindre définit toute une esthétique qui est une éthique. Car l’énergie plastique des fleurs, linéaire ou tremblée, fixée ou légèrement bougée, reflète la structure du tout, au moment où le cosmos lumineux croit et se ramifie dans l’infini, intriqué dans les détails propres aux volumes-lignes presque abstraits. Car, si « le paradoxe de l’être humain est d’avoir besoin en même temps d’une structure et d’une chair » comme l’écrit Hervé Ic, la peinture reprend et réinvente ce même paradoxe vital (5). Structure de la lumière horizontale ou verticale et chair abstraite des motifs ornementaux souples et fluides, qui rythment et fragmentent l’infini de la vision. Une sorte de tissage existentiel ou effets et affects conjuguent leurs pouvoirs.

Telles sont les fleurs de la transparence : un tapis de vie, une image-flux. La doublure du monde, de notre monde, dans une écologie du regard devenu transparent. Car cette transparence ne surgit pas des miroirs ni des effets de clair- obscur. Mais bien des formes-lumière nées d’un écart intra-pictural. Alors, la peinture trouve sa propre intériorité, dans une vision mystérieuse, qui explore cette « dimension devant-derrière « que cherchait Klee. Toute une philosophie du cosmos, une utopie de la nature et de la peinture réunies dans cet interstice devenu passage du temps. Les lignes y fuient dans leur radiance et leur espacement originaire. Alors, grâce à cette vision première, la fleur voit.

Christine Buci-Glucksmann, 2019.

Notes

1) Cf. L’esthétique du temps au Japon. Du zen au virtuel, Galilée, 2001, p. 51.
2) Gilles Deleuze et Félix Guattari : Mille plateaux, Les Éditions de Minuit 1980, p. 617 sqq.
3) Les Vanités secondes de l’art contemporain dans le livre collectif : Les
Vanités dans l’art contemporain, Flammarion, 2010, p. 53.
4) Cf. notre livre : Philosophie de l’Ornement. D’Orient en Occident. Galilée, 2008.
5) Je renvoie à l’ensemble de l’Entretien d’Hervé Ic et à son parcours, dans Point contemporain, Cahier monographique, Hervé Ic, 2019.