Hevé Ic : Legacy
par Pierre Yves Desaive
avril 2012
En 1995, l’historienne Frances Stonor Saunders réalise le documentaire Hidden Hands: A Different History of Modernism, où elle révèle le rôle joué par la C.I.A. dans la promotion et la diffusion de l’expressionnisme abstrait. L’histoire peut surprendre, tant il est difficile aujourd’hui d’imaginer les agents de la plus puissante agence de renseignements des Etats-Unis soutenir une production qui, aux yeux de l’immense majorité des Américains d’alors, ne pouvait même prétendre au qualificatif « artistique ». Mais en pleine guerre froide, n’était-il pas légitime de soutenir des formes d’expression susceptibles d’exalter la liberté individuelle de leurs créateurs, face à des artistes inféodés au parti communiste ? Cette « reconnaissance » paradoxale (et restée longtemps confidentielle) démontre en tous cas que l’avant-garde n’est pas forcément perçue par le pouvoir en place comme révolutionnaire au sens politique du terme ; et que la peinture, pour peu qu’elle soit monumentale et non figurative, pouvait très bien servir la propagande culturelle des USA, là où l’URSS misait sur la danse classique et le ballet.
De danse, de pouvoir et de peinture, il est justement question dans la nouvelle série présentée par Hervé Ic à la galerie Dubois-Friedland. Son titre, Legacy, est volontairement ambigu : l’artiste suggère que l’on ne peut léguer que ce que l’on possède, et que toute possession entraîne une forme de maîtrise sur autrui. Car si à nos yeux les danseurs portraiturés au départ d’images glanées sur Internet sont en pleine « possession » de leurs moyens et parfaitement « maîtres » d’eux-mêmes, ils sont pour Hervé Ic une métaphore de l’aliénation, et ce à plusieurs niveaux.
Economique d’abord, la perfection de leur corps renvoyant à celle que l’on attend des outils de production (le double portrait grotesque de deux jeunes femmes grimaçant un sourire, se tenant par la taille, apparaît comme l’exception dans la série pour confirmer la règle). Aliénation sociale ensuite, leurs chorégraphies prenant place dans un monde qui est celui de la société du spectacle : comme toujours chez Hervé Ic, l’espace est transparence, et la lumière provient du fond ; mais les lignes colorées horizontales qui zèbrent les toiles évoquent ici les tubes néon d’un décor – nous sommes dans le domaine de l’art inféodé au divertissement. Une grande toile vierge de toute figure exemplifie le procédé : des cercles concentriques blancs sur fond rouge sont tels des projecteurs braqués sur les spectateurs ; ne manquent que les danseurs qui vont prendre place sur la scène.
Mais pour qui s’exhibent-ils ? L’aliénation prend ici un tour politique, un bras tendu apparaissant, par transparence, comme un salut hitlérien – et l’on songe alors aux images de Leni Riefensthal, mais aussi aux affiches de propagande réaliste-socialiste, bref, à la glorification du corps au service du pouvoir totalitaire le plus abject. Les lignes horizontales prennent également un sens particulier : équidistantes (et là encore, le double portrait mentionné plus haut fait exception, ce qui ne doit rien au hasard), elles renvoient aux images bien connues de suspects posant devant l’objectif des forces de l’ordre sur un fond pourvu d’une toise murale, ou encore aux photographies réalisées par Edward Muybridge. Dans tous les cas, il s’agit de mesurer le corps pour mieux l’appréhender, c’est-à-dire le posséder.
Les danseurs d’Hervé Ic évoluent donc dans un espace à double contrainte : le cadre de la toile, d’abord, le réseau de lignes horizontales ensuite. Et bien qu’elles soient a priori moins complexes visuellement que des œuvres antérieures, ces toiles sont emblématiques de la complexité avec laquelle l’artiste aborde la figure humaine, par un jeu de transparences et une palette destinée à égarer le regard. Dans des œuvres telles que Dormeur, Dormeuse, ou encore Lamentation sur l’amour, l’œil cherche le détail sur lequel se poser, qui lui permettra de décrypter l’ensemble de la composition. Avec la série Legacy, tout semble nous être donné dès le premier abord – mais le message est, nous l’avons vu, dissimulé (littéralement) entre les lignes. Disons-le tout net : ce qui, dans la peinture d’Hervé Ic, semble relever de l’immédiateté, ne peut qu’être suspect.