PORTRAIT D’ARTISTE
HERVÉ IC
Revue Point Contemporain #23 – portrait d’artiste
Par Daniel Guillonnet
Lors d’un entretien donné sur France Culture1, Jean Clair, spécialiste de la Modernité, insiste sur le fait qu’elle n’a jamais été aussi bien cernée que quand elle a été remise en question. Si tout artiste vivant est forcément contemporain, ne pouvant échapper à ce diktat chronologique, il n’en est pas pour autant « Moderne » au sens Baudelairien. Objecter que le peintre « moderne », est celui qui s’applique à donner une image du monde tel qu’il est, de manière littérale, sans prendre distance avec ce qu’il nous offre à voir et à vivre, n’est pas l’inscrire dans ce qui fait sa substance, car s’il sait cerner « le transitoire, le fugitif, le contingent » (que l’on pourrait traduire par « tendance » ou « à la mode »), il lui manque indéniablement « l’éternel et l’immuable ».
Un consensus traverse la peinture aujourd’hui : quiconque manie un pinceau, reproduit des formes picturales du passé, reformule des originalités anciennes ou verse dans un hyperréalisme technique et sans objet, se voit adoubé. La peinture contemporaine doit-elle absolument verser dans la réactualisation d’une esthétique classique pour être qualifiée de beaux-arts ? Georges Mathieu dans un entretien rappelait : « Il y a des peintres aujourd’hui qui peignent comme en 1940 ; il y en a d’autres qui peignent comme en 1920 ; j’en ai rencontré un ce matin qui peint comme en 1905 » et on pourrait ajouter qu’il en est qui imitent leurs contemporains. S’il est nécessaire qu’un peintre use des inventions de ses prédécesseurs, il est triste de constater que l’imitation est devenue la norme, et que parcourant les allées d’une foire d’art, se reconnaissent partout les chefs-d’œuvre anciens. Ce n’est pas un reflet narcissique de sa propre défaillance que l’on est en droit d’attendre de la peinture, un « trop en phase », une littérarité qui pourrait être celle d’un romancier à la mode, mais plutôt une profondeur d’analyse et le rejet de ce leurre qui tend à nous faire croire que « l’ordre matériel et l’ordre spirituel », dans ce que Baudelaire définit déjà en 1855 comme une « américanisation » des esprits, sont confondus ou mis sur le même plan.
Si l’œuvre picturale d’Hervé Ic revisite les œuvres du passé par des compositions reprenant des scènes de chasse, des naufrages, des représentations d’oiseaux ou de personnages endormis, elle réfléchit notre présent commun sans s’assujettir aux mirages des seules visions contemporaines. Son entreprise de définir notre Modernité passe par l’analyse de la manière dont les objets, les éléments et les constructions de la pensée, composent notre environnement et plus encore conditionnent notre manière d’appréhender le réel. Hervé Ic porte certes un regard critique sur le présent, ce « lieu commun » si charmant, fertile et excitant pour l’aborder, non dans la contemplation, mais dans ce qui exprime ou révèle ses conditions d’existence.
Au point que l’on est amené à se demander sous quelles formes existent aujourd’hui, dans notre société de consommation, les joujoux des pauvres baudelairiens ? De nouvelles modalités de recherches dans la peinture sont à appréhender avec la conviction que, selon les mots de Robert Motherwell, « l’essence de la vie doit être trouvée dans l’échec de l’ordre établi. Nous essayions de reconsidérer la peinture moderne dans l’éclairage de certains de ses échecs manifestes, afin que notre propre peinture traduisît mieux notre sens de la réalité.2 ».
Toute œuvre passe d’abord par la définition de cette « réalité ». Elle nécessite pour Hervé Ic une descente dans les profondeurs psychiques, une immersion qui seule peut donner accès à l’inconscient. Il s’interroge sur le sommeil paradoxal dans les Dormeurs, le désir dans les Rodox, l’état de nature et même le mysticisme dans les Opus Dei ou les Oiseaux, l’idée de prédation dans les scènes de Chasse, ou la transe musicale avec les Ravers. En lecteur de Frank Herbert, il est conscient que la tentative d’élucidation d’une époque nécessite une réflexion comme une forme de « conscientisation » de notre rapport au monde, que la jouissance esthétique3 se fonde sur une compréhension qui passe par le regard et la réflexion, par la critique, par « l’entendement ». Si les préoccupations et les peurs à l’époque de Motherwell se sont déplacées, elles gardent cette possibilité toujours éminente de la catastrophe, de cette extinction qu’elle soit d’origine guerrière ou virale, signe de domination mentale. Devant l’excès de civilisation, de domestication de l’homme par la machine, les écrivains et artistes ont voué une dévotion sans précédent à la barbarie qui a trouvé son apogée nous rappelle Steiner4 au XXe siècle. L’œuvre du XXIe affronte de manière plus prégnante encore ce potentiel morbide d’une vie définitivement aliénée à un destin funeste qui est celui d’une désincarnation totale de l’individu, et de sa décérébration au point que Baudrillard s’interroge : « Jusqu’où peut aller ce processus de désincarnation ? J’ai lu quelque chose sur le devenir végétal, et ce qui nous arrive est assez comparable. Cet être des réseaux, des rhizomes électroniques, qui prolifère par connexions, qui ne connaît plus le stade animal du sexe et de la mort, cela ressemble à un devenir végétal.5 »
La structuration de la pensée, la manière dont elle est exploitée et se retrouve contrainte dans des schémas aliénants de nos jours est une source constante de réflexion pour Hervé Ic. Il en montre les configurations dans photogram project : The plates of the present (2017). L’avancée de la technique, des sciences neurologiques en ont rendu possible ses modélisations. L’avènement de l’algorithme, hérité des schémas industriels du grafcet destiné aux automates et à la robotique, soumets la réflexion commune dans le mode binaire de la mécanisation des esprits. Aussi subversive qu’on puisse l’imaginer, elle est devenue, ainsi « programmée » par des intelligences artificielles, rien de plus qu’un élément du décor. Il analyse dans la conférence Une brève histoire de l’ornementation réalité digère ces éléments pour nourrir les esprits. Il réinterprète dans ses œuvres ce décor fait de motifs récurrents plus ou moins complexes qui accompagnent des époques ou fondent des civilisations. Il révèle les motifs de notre temps, ceux que les archéologues analyseront pour déterminer le patrimoine génétique de notre temps. Son travail sur les Lumières qui ont d’abord été un sujet avant de devenir, par propagation comme le ferait une fréquence radiophonique, des fonds pour d’autres ensembles de peintures, montre par l’étude de la répétition et de la variation, cette transmutation d’un motif en environnement, en un fond commun. Dans la série Rodox , les récurrences des motifs des tapisseries « psychédéliques » témoignent d’une époque, irriguent des sensations obsédantes. Elles ont un caractère troublant, hypnotique et hallucinogène.
Par des effets de transparences, Hervé Ic montre à quel point cette imprégnation est devenue constitutive de nos vies, un paysage autant physique que mental. Hervé Ic exprime à quel point nos propres vies, théâtralisées à outrance, nous sont devenues inaccessibles. L’homme est devenu son propre regardeur, contemplant une action dont il ne retient que les étapes, pris dans la fascination d’un horizon inatteignable, acceptant ses difficultés, son naufrage jusqu’à cet absolu mécanisé de tout acte, comme peut l’être la pornographie, la guerre, la traque médiatique, la transe hallucinée de la rave. Ainsi le naufrage n’est pas l’accident tel qu’Hervé Ic le peint dans la série du même nom, il est le voyage d’un Malone7 qui n’en finit pas de mourir dans un récit déjà écrit.
Chez Hervé Ic la résistance passe dans la capacité à réintroduire l’imaginaire, la distorsion, le disgracieux, le hasard dans cette quête de la perfection et de l’efficience. S’il doit y avoir une mutation, elle est monstrueuse ( Freaks portraits ), ou métamorphique ( Dormeurs ) quand l’homme rejoint son état larvaire et réinterprète le bain initial pour se régénérer dans son existence naturelle. Hevé Ic pose le constat de l’impossibilité d’habiter un monde qui ne serait plus soumis à la loi de la nature, du libre-arbitre, et dans la réinterprétation de la notion de destin. Aussi il multiplie les saynètes, étudie la variation, réinvente la révolution quotidienne, celle qui rompt la grande chronologie et la linéarité des existences. « Loin de disparaître, l’anecdote se met ainsi à foisonner : discontinue, plurielle, mobile, aléatoire, désignant elle-même sa propre fictivité, elle devient un « jeu » au sens le plus fort du terme.8 » Une prolifération des motifs qui affirme la présence d’une réalité contraire. Tout acte de la vie n’enfante plus dans sa superlativité que son propre monstre, comme un spectacle obscène en soi et qui, se pervertissant, n’exprime plus que son caractère décadent et jouissif dans un hors nature. Le seul espace de sensation passe nécessairement par l’expérience ultime, l’affrontement, la dévoration comme dans la série
Rodox où les juxtapositions de scènes annoncent l’exploitation du corps de l’autre à ses propres fins, la vision macroscopique de la pulsion.
Les peintures d’Hervé Ic déjouent l’expression « bête comme un peintre » que Marcel Duchamp aurait inventée, car s’il y a bien une « bêtise » du peintre, ce dernier voulant donner du sens à notre Modernité, il s’agit là de cet entêtement à vouloir démanteler toute forme d’aliénation. Il introduit du vivant dans ce qui pourrait être un manifeste pictural s’écrivant peinture après peinture, en lui restituant ces outils qui sont l’amour, le désir, la pulsion, la liberté, la transe, dans des ambiances psychédéliques ou aux fonds stroboscopiques, pour que nous puissions vivre pleinement cet état de schizophrénie qui nous saisit tous dans ce monde contemporain si aliénant.
1 – Jean Clair, La Modernité , émission A VOIX NUE par Sandrine Treiner, France Culture, 2012
2 – Robert Motherwell, « Le Peintre et le public », Profils n°9, Automne 1954. Page 188
3 – Roland Chemama, La jouissance, enjeux et paradoxes , collection Humus, éditions Érès, 2007.
4 – Georges Steiner, Dans le château de Barbe-Bleue, Collection Folio essais (n° 42), Gallimard, 1986.
5 – https://www.lemonde.fr/blog/fredericjoignot/2010/03/03/le-gai-savoir-de-jean-baudrillard-un-numero-special-de-la-revue-lignes/
6 – « Une brève histoire de l’ornementation » exposé rétrospectif de Hervé Ic dans le cadre de La Belle Absente présente par Hervé Ic & Miguel Marajo, Atelier Jérôme Borel le samedi 12 octobre 2019 – https://youtu.be/dY2cm8ByQaw
7 – Samuel Beckett, Malone meurt , Les éditions de Minuit, 1951
8 – Alain Robbe-Grillet, Projet pour une révolution à New York, Les éditions de Minuit,1970
9 – Jean Clair, La Modernité, émission A VOIX NUE par Sandrine Treiner, France Culture, 2012
Point Contemporain #23
Numéro #23- trimestriel – décembre-janvier-février 2022
Format A4 – 36 pages couleurs – Brochée | ISSN 2552 -531X
Daniel Guionnet et Valérie Toubas